Ne lui demandez pas de se souvenir de tout. Sa mémoire flanche parfois, mais pas sa plume. Depuis la parution de son premier disque, en 1948, Charles Aznavour a voulu être reconnu avant tout comme un amoureux des mots, un maître du verbe. A ses débuts, la critique n’a pas toujours été tendre avec lui, mais les choses ont évolué. Désormais le patriarche de la chanson peut se permettre de délivrer bons et mauvais points, tout en restant une référence. La dernière preuve s’appelle « Encores », son nouvel album réalisé sous la houlette de Marc di Domenico, responsable du retour d’Henri Salvador au crépuscule de sa vie. En quarante minutes, Aznavour se permet de dire quelques vérités sur le temps qui passe, l’époque qui ne lui sied guère. L’occasion surtout d’une discussion franche avec le véritable patron de la chanson française.
Paris Match. Vous aviez enregistré un disque à l’automne 2014 que vous avez mis à la poubelle. Qu’est-ce qui ne vous plaisait pas ?
Charles Aznavour. Les arrangements ! Les textes et les chansons sont restés les mêmes. Mais ça arrive dans une carrière… J’ai d’ailleurs déjà écrit mon prochain album. Je connais suffisamment mon métier. J’ai eu la chance de rencontrer et de fréquenter Piaf, Trenet, Patachou ou Maurice Chevalier. Des vrais, des grands professionnels. A travers eux, j’ai appris beaucoup de choses, même s’ils étaient tous différents. Trenet, Chevalier, c’était la grande fantaisie, Piaf, c’étaient le pathos et Patachou était LA Parisienne.
Vos textes sont à la fois nostalgiques et très lucides…
Je ne suis pas pressé, je ne vais avoir que 91 ans… La nostalgie fait partie de la lucidité. Je chante par exemple que mes échecs ne m’ont rien appris. C’est vrai ! Pour un texte, j’étudie mes amis, mon entourage, je vole des mots jetés, des mots prononcés à l’emporte-pièce. Je n’invente rien, j’observe, je suis lucide, donc. “Désormais”, “Et pourtant”, “Hier encore”, ce ne sont que des mots de la langue française usités jour après jour. Je les ai écumés, et c’est du coup de plus en plus difficile. J’ai fait le tour de tellement de choses…
Vous cherchez l’épure désormais, non ?
Certes, mais j’écris tellement. Je commence une chanson par jour et à côté j’ai des activités diplomatiques. J’ai fait récemment un papier pour “Le Monde”, je rédige des préfaces pour des livres, j’ai un métier d’écriture qui va plus loin que la chanson. Mais la chanson me passionne toujours. C’est un puzzle, mêlé de mots croisés. C’est merveilleux. C’est un savoir qu’on aurait dû me demander d’inculquer aux jeunes auteurs.
Pourquoi ? Les jeunes auteurs utilisent trop de mots ?
Ils ont l’impression que le public ne comprend pas. Mais il ne faut pas croire que le public est bête ; au contraire, il est bien plus intelligent que ce qu’ils imaginent. Il peut parfois être en retard sur certains sujets, et encore…
« J’ai de l’humour au quotidien »Vous faites preuve de beaucoup d’humour aussi…
Je ne suis pourtant pas un auteur humoristique. Mais j’ai de l’humour au quotidien, je manie aussi l’ironie quand je dis “mes allers sont sans retour”. Ça m’amuse et je sais que je vais être compris. Je suis souvent fier de ce genre de trouvailles. Car ma seule fierté finalement est dans mon écriture, pas dans mon métier de chanteur. Tout le monde peut chanter, tout le monde ne peut pas écrire. Pourquoi je suis sur scène ? Parce que j’écris des chansons.
En septembre, vous serez sur scène à Paris où vous interpréterez des titres écrits il y a plus de cinquante ans. Qu’est-ce que cela vous fait ?
Ça m’amuse follement. Je suis un nostalgique qui a les deux pieds sur terre, je n’ai jamais pleuré sur mon sort, je ne pleurerai pas sur mon passé.
Mais vous êtes un témoin du siècle, vous avez vu et vécu tous les événements majeurs des 90 dernières années.
Et alors ? Je continue à apprendre, à vouloir convaincre les autres, à vouloir lutter contre la xénophobie, contre l’antisémitisme. Je me passionne en ce moment pour les religions. Dans mon quotidien, je suis entouré de musulmans pratiquants. Mais je n’ai jamais demandé à mes enfants, à leurs proches, quelle était leur religion ou la couleur de leurs cheveux.
Etes-vous croyant ?
Je n’en sais rien. La croyance nous tient à distance des bêtises que l’on peut faire. Enfin cela convient surtout aux enfants qui, par la religion, apprennent la morale. Après, dites-moi quelle est la différence entre le ramadan et le carême ? Je n’en vois pas. On fait parfois le procès de certains imams. Mais la plus grande mosquée au monde, c’est Internet. Moi, de toute façon, je pars du principe qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Si Marie avait eu des triplés, ça se saurait ! [Il rit.]
Vous avez connu tous les présidents de la Ve République. Certains vous ont-ils manqué ?
Je suis un apolitique venu du communisme. J’en ai aimé certains sans pour autant croire que la politique pouvait changer les choses, comme de Gaulle, Chirac ou Sarkozy. Et j’aime beaucoup Hollande. Je me fous du fait qu’il n’est pas populaire en ce moment, je ne vous parle pas du président mais de l’homme. Le personnage me plaît. Nous, les artistes, quand on entre en scène, les gens nous aident et on a le temps d’apprendre notre métier. Mais François Hollande est entré dans la profession avec des gens de son parti contre lui, et les autres. Il n’a pas le temps, comme j’ai pu l’avoir, d’être meilleur à chaque rentrée.
Vous pensez aujourd’hui être meilleur sur scène qu’il y a dix ans ?
Oui. J’en suis persuadé même. Je le vois dans le public, j’attire plus de monde que jamais, je chante dans des salles énormes sur toute la planète. Et en plus tout cela me plaît tant… Ça se voit, non ?
Qu’est-ce que ça vous a fait d’avoir 90 ans l’an passé ?
Rien. Je n’ai fêté qu’une fois mon anniversaire, quand j’ai eu 50 ans. Et j’ai dit : “Le prochain que je célébrerai sera celui de mes 100 ans.”
Ecoutez-vous de la musique ?
Oui, je reçois tout, j’écoute tout, surtout les jeunes. J’ai même eu une émission de télé où je faisais venir la nouvelle génération, mais je ne sais pas pourquoi France Télévisions l’a arrêtée. Chez un jeune, ce qui m’intéresse c’est sa personnalité et son audace. Et s’il veut faire carrière à l’international, il n’a qu’à apprendre la langue. Moi, je sais l’italien, l’anglais, l’allemand, le russe. Que voulez-vous de plus ?
« La mauvaise critique ne m’a jamais fait mal »Le chinois ! La Chine est un territoire qui vous intéresse…
Depuis ce midi je m’y suis remis. Car j’ai appris que les autorités venaient d’autoriser un alphabet latin pour que l’on puisse apprendre le chinois. Parce que les dessins… à mon âge, on ne peut pas devenir Picasso du jour au lendemain.
© Vincent Capman
Le printemps musical de Charles Aznavour
Avez-vous profité de votre statut ? Etes-vous tombé dans la drogue, la fête, l’alcool ?
La drogue jamais, je ne me suis jamais fait tatouer non plus. Mais j’ai bu, oui. Avec Pierre Roche, quand on travaillait au Faisan doré, à Montréal, on avait chacun un verre sur la table et on goûtait tout ce qui passait. Jusqu’au jour où j’ai eu des palpitations. J’ai consulté un médecin qui m’a offert une liqueur en me disant : “C’est le dernier verre si vous voulez que ça s’arrête. Pour sept ans.” J’ai retenu la date et j’ai recommencé en Belgique sept ans plus tard. Mais beaucoup moins fort. Maintenant, je prends un verre de vin avec mes amis, un porto parfois. Mais avant de chanter, je ne touche même pas un verre d’eau. Quand on m’offre une bouteille avant le spectacle, je la bois à la maison. Je suis un cas particulier…
Vous avez souvent dit que la critique vous avait blessé. Aujourd’hui elle vous porte aux nues. Est-ce une revanche ?
Je n’aime pas les revanchards. Mais je n’ai pas à pardonner. La mauvaise critique ne m’a jamais fait mal. J’ai surtout souffert de la mauvaise foi. Et il y en a eu beaucoup. Ceux qui ont été méchants m’ont finalement donné un sacré coup de pied au cul. Alors…
Qu’aimeriez-vous comme épitaphe ?
“Les vers se vengent !” [Il rit.]
Le temps qui passe vous fait-il peur ?
Non. Je m’étais préparé il y a bien longtemps à ce que tout s’arrête. Depuis je me dis : “Bon, je peux faire encore une année de plus.”
Donc vous imaginez être toujours là à 110 ans ?
110 ? Seulement ! [Il rit.]
« Encores » (Emi).
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