Vue depuis son compte Instagram, la vie de Candice, trentenaire travaillant dans les RP, ressemble à une fête aux miroitements tropéziens. Mer bleu azur, soleil omniprésent, jeunes gens impeccablement bronzés s’affichant, un verre de champagne à la main, dans des poses glamour ultra-décontractées : sous les hashtags #happy, #sunglasses ou #sunrise, cet hédonisme décomplexé produit un sentiment bluffant d’intensité existentielle. A côté, vos photos paraissent désespérément tristes, et votre ficus, affreusement délavé.
Pourtant, cette débauche de perfection graphique qui s’affiche à longueur de clichés n’est pas le fruit du hasard. « Je prends énormément de photos avec le selfie stick qu’on m’a offert récemment, et j’effectue une sélection très pointue, raconte Candice. Chaque cliché doit impérativement me mettre en valeur, car le Web archive tout, et vous pouvez voir ressurgir de vieux dossiers embarrassants des années après. Ensuite, j’utilise un certain nombre de filtres pour améliorer la qualité de l’image. Si je veux renforcer l’intensité des couleurs, j’opte pour X-Pro, Lark ou Juno. Pour rendre les blancs plus éclatants, je prends Amaro. Je me sers également d’un logiciel de floutage des contours, qui permet de masquer les bouteilles au premier plan et de faire ressortir les gens au centre. » A ce niveau d’interventionnisme esthétique, on peut se demander si Candice ne serait pas plutôt devenue, à l’instar de nombreuses personnes, la directrice artistique de sa propre vie.
Sunday brunch with my sister in a beautiful cafe. Loved the decoration #ethnic #eclectic
Une photo publiée par Amalia’s Instagram (@amaliaulman) le 24 Août 2014 à 6h52 PDT
« Moi, ça fait des mois que je me demande comment mes copines peuvent poster des photos d’elles aussi impeccables au réveil, s’interroge Fanny, rédactrice free-lance dans la publicité. La vérité, c’est que la plupart d’entre elles utilisent des logiciels de retouche pour gommer leurs cernes, blanchir leurs dents ou donner de l’éclat à leur regard. C’est flippant, parce que ce sont exactement les mêmes techniques qu’emploient les magazines de mode pour les mannequins. » Dopée par l’avènement des réseaux sociaux, cette nouvelle injonction cosmétique porte un nom : l’auto-design. La moindre parcelle visible de votre existence se doit aujourd’hui d’être aussi impeccable qu’un macaron Pierre Hermé.
« Dans une société où le design assume une fonction religieuse, le design de soi est devenu une profession de foi. (…) Nous sommes jugés par la société, et ce jugement peut bien entendu être négatif », écrit le philosophe Boris Groys dans « En public, Poétique de l’auto-design ». L’an dernier, un adolescent britannique tentait de se suicider parce qu’il avait le sentiment insupportable d’avoir raté ses selfies, auxquels il consacrait la plupart de son temps. Pour parer à une telle menace, la pasionaria d’Instagram, Méryl Denis, détaille sur son blog les outils indispensables que doit contenir la trousse à maquillage de la femme moderne : Afterlight, Photoshop express, VSCO Cam… et, bien entendu, Facetune, dont l’addictive fonction « lissage » vous raffermit les chairs plus efficacement qu’une crème aux cellules de pétales de rose. « Attention cependant à ne pas partir trop loin dans vos retouches, surtout quand c’est sur votre visage, vous pourriez vite ressembler à une poupée Barbie pas du tout naturelle, et ça se voit à des kilomètres », prévient la blogueuse.
Loin de se limiter à l’art du selfie sur Instagram, l’auto-design s’applique désormais à la sphère étendue de votre surface sociale, avec pour ambition affichée de la rendre aussi ergonomique qu’un meuble Conran. Le succès du spritz peut, par exemple, s’envisager sous ce nouvel éclairage : rappelant de façon sémaphorique le lifestyle de la riviera italienne, ce breuvage orange du plus bel effet sur les photos est autant une boisson à déguster qu’un fétiche permettant d’afficher vos valeurs, votre sens du cool et de la décontraction. De la même manière, les blagues que vous postez, les galeries d’art que vous fréquentez, les livres que vous lisez, les lieux où vous voyagez, la nourriture que vous dégustez, les centres d’intérêt que vous mettez en avant, les animaux de compagnie qui vous attendrissent : tout cela participe, dès lors que vous le mutualisez, à affiner votre auto-design, comme autant de petites touches impressionnistes.
Small presents are the best gifts. Paying attention to details.? #friends #family #birthday #sister
Une photo publiée par Amalia’s Instagram (@amaliaulman) le 5 Sept. 2014 à 3h51 PDT
« C’est un concept beaucoup plus vaste que la notion de “personal branding”, qui a une connotation marketing trop restrictive. Le design de soi ne consiste pas à s’envisager de façon abusive comme une marque mais, au contraire, à présenter de façon optimale les différents éléments qui définissent véritablement votre identité. A mon sens, c’est plus authentique », assure Marie Guillaumet, webdesigneuse passionnée d’ethnologie digitale. Le 2 octobre, Marie a animé, dans le cadre de Paris Web, une conférence consacrée au design de soi, thème sur lequel elle se montre intarissable. « Le smartphone a démocratisé l’accès à l’image. On est sans cesse submergé par ce qui se fait de mieux en terme visuel. Dans ce contexte, pour se différencier de la masse, il faut réussir à faire émerger un style personnel. Le fait de tenir un blog sur vos passions ou de toujours poster des photos en noir et blanc, tous ces détails permettront de vous faire sortir du lot. »
Devenues publiques, nos vies sont désormais – comme celles des stars – marquées par un soupçon d’insincérité auquel le design existentiel est censé apporter une réponse : si c’est beau, c’est forcément vrai. L’obsession esthétique, jusqu’alors réservée à l’avant-garde artistique, atteint une frange grandissante de la population. « Il faut que l’interaction texte-image soit harmonieuse. Choisir des hashtags inappropriés peut vous faire passer pour quelqu’un qui manque d’esprit », prévient Candice. Dans cet écosystème où la forme semble avoir cannibalisé le fond, de nouveaux outils émergent, comme l’appli Crystal Knows, qui cible sur Internet les habitudes de communication de vos interlocuteurs. Elle propose, lorsque vous rédigez vos mails, un bref portrait psychologique de votre correspondant, ainsi que des formulations censées lui plaire. C’est ce qu’on nomme le design relationnel.
« Nous vivons une transformation économique et sociale radicale qui crée une angoisse profonde, explique le sociologue Stéphane Hugon, auteur de « L’étoffe de l’imaginaire, Design relationnel et technologies ». Les gens ont peu de repères auxquels se raccrocher. Derrière cette nouvelle obsession cosmétique, il y a l’idée de créer sa petite galaxie rassurante qui pourra interagir avec les autres. C’est un peu comme si les gens se prenaient pour Dieu. »
Mais, comme le laisse entendre la thèse du dernier film de Pixar, « Vice Versa », cette obsession de perfection graphique comporte son lot de vertige : à force d’évacuer de nos vies tout ce qui est considéré comme moche (objets approximatifs, sentiments négatifs, relations chaotiques), nous nous coupons de la dimension spontanée et donc vivante de l’existence. Plus nous travaillons au design de nos vies, plus elles nous paraissent inconsistantes. « Moi, explique encore Fanny, qui travaille pour l’univers du luxe, je suis assez effarée de l’écart qu’il y a entre ce que mes amies montrent d’elles sur les réseaux sociaux et la réalité, parfois assez triste, banale, de leur quotidien. Ces vies rendues plus belles qu’elles ne sont, je trouve ça finalement assez vulgaire. Voilà pourquoi j’ai choisi de réduire mes propres apparitions sur les réseaux. » Curieusement, cette discrétion volontaire n’en est que plus classe.
Rise and shine ?
Une photo publiée par Amalia’s Instagram (@amaliaulman) le 12 Sept. 2014 à 1h19 PDT
Dans ce monde dominé par le design de soi, une question se pose : pourra-t-on encore longtemps se montrer tel qu’on est sans risquer la disqualification sociale ? L’écart entre réalité véritable et « moi graphique » ne va-t-il pas générer, à la longue, des troubles qui rappellent la dysmorphophobie (la conviction maladive d’être laid ou difforme), syndrome qui atteint déjà Miley Cyrus, si on en croit ses propos tenus en août dans Marie Claire Etats-Unis ? Selon un récent sondage CSA, 67 % des Françaises ne se trouveraient belles que « de temps en temps », signe que les relations avec sa propre image tendent à être de plus en plus complexes. « On assiste à un boom de l’esthétiquement correct, confirme le sociologue Ronan Chastellier, auteur de « Marketing jeune ».
D’un point de vue comportemental, les gens risquent de devenir de plus en plus coincés, obnubilés par ce qu’ils renvoient aux autres. » Avant d’utiliser la fonction « lissage », réfléchissez. Car dans le monde idéal du design de soi, l’avenir qui vous attend semble avoir les traits parfaits et désespérément figés d’un fauteuil Egg.
ok done bak to #natural cuz im sick of ppl thinkin im dumb cos of blond hair.,,,, srsly ppl stop hatin !!how u like me now???
Une photo publiée par Amalia’s Instagram (@amaliaulman) le 27 Juil. 2014 à 7h03 PDT
Source Article from http://www.marieclaire.fr/,design-de-soi-instagram,785864.asp
Source : Marie Claire : Bien-être