© Sergey Kozmin
Gare aux loups de Poutine!
Poutine les appelle ses « frères » : une bande de bikers, blacklistés aux Etats-Unis. Ces motards imprégnés de foi orthodoxe paradent, se déclarant prêts à prendre les armes pour défendre leur grande Russie, comme certains l’ont fait en Crimée et le font encore dans l’est de l’Ukraine. Rencontre dans une ambiance tendue.
A quelques kilomètres du Kremlin, loin des bulbes dorés et des cérémonies officielles, nous sommes du côté sombre du pouvoir russe. C’est ici, dans le QG d’un club de motards ultra-patriotes, les « Loups de la nuit », que se réunissent les amis de Vladimir Poutine, ses « frères » comme il les surnomme.
Il y a quinze ans, c’était encore un terrain vague égaré sur une île, en banlieue de Moscou, mais en quelques années la bande de gros bras a bâti cet endroit étrange de ses mains. Un bar-restaurant, baptisé Sexton, un lieu pour les noctambules au décor métalleux et rétro-futuriste, tout hérissé de ferraille, de pièces militaires, de chaînes et de pneus… A l’entrée, un loup hurle sur un rocher, sculpté au pied d’une croix orthodoxe. Un verset de l’Evangile selon saint Luc rappelle la parabole de la brebis égarée et la possibilité de se repentir, même quand on a mené une mauvaise vie. « Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance. » Chez les motards, le chiffre de 1 % est symbolique : il désigne ce 1 % de motards hors la loi se livrant à des activités illégales. Passé le portail et le videur, le parking abrite autant de motos que de 4 x 4 aux vitres teintées. A l’intérieur du restaurant, la décoration est brute : peaux de bêtes et loups empaillés, gueule ouverte et crocs menaçants, imposants meubles en bois, le tout éclairé par une lumière rouge.
Dehors, il fait noir et les habitués sont là. Parmi eux, le chef de bande incontesté Alexander Zaldostanov ; colosse barbu aux cheveux longs, le quinquagénaire porte son éternelle veste en cuir aux couleurs du club. Personnage énigmatique, tatoué d’un loup sur le torse et de pattes d’araignée dans le cou, « le Chirurgien » – « Khirourg », comme on le surnomme en russe à cause de sa première vocation – reçoit habituellement de nuit, surtout les « hell’s journalists », comme il appelle les journalistes occidentaux dans un rire. Pour qu’il accepte de témoigner – ce qu’il fait volontiers tant il aime qu’on parle de lui –, il faut passer la première étape, s’expliquer longuement et débattre de nuit, avec Alexandre Benush, vice-président et défenseur de « l’idéologie » du club.
Benush, biker: “En Russie, nous avons besoin de règles fortes. C’est notre grande différence”
L’ambiance est tendue. Les sujets abordés sont vastes : les articles écrits par la presse étrangère sur la Russie, l’histoire et la politique russe, l’URSS, la figure de Staline, les Pussy Riot… Du haut de ses 2,10 mètres, l’impressionnant Benush au regard acerbe bouscule puis appuie : « On ne peut pas blâmer toujours la Russie. En Occident, vous cherchez du confort et de la sécurité, mais ici c’est différent. Prenez la littérature russe, il n’y a pas de gens heureux, tout le monde souffre. Nous avons besoin de règles fortes. C’est notre grande différence. » Au cœur des polémiques, Khirourg, qui aime la mise en scène, occupe l’espace médiatique. Il y défend les valeurs de la grande Russie contre l’« agression occidentale » et mène un combat autant idéologique que physique. En 2013, il participait à la prise de la Crimée, dont celle de la base navale de Sébastopol. Depuis, plusieurs motards du club sont partis combattre dans l’est de l’Ukraine et rejoindre les clubs locaux des Loups de la nuit, à Lougansk ou Donetsk.A la suite à ces événements, en décembre 2014, les Etats-Unis ont décidé de sanctionner le groupe et leur leader en leur interdisant l’accès au territoire américain. Une décision validée par le Canada, en février 2015. En réponse, Alexander Zaldostanov était décoré de l’ordre du mérite par le président Vladimir Poutine, pour sa « contribution à l’éducation patriotique des jeunes ».
Au sujet du chef d’Etat, ce soir-là, le Chirurgien ne tarit pas d’éloges. Dans les odeurs d’essence et de peinture, entouré de ses motos fétiches, souvent d’anciens modèles customisés, il s’enthousiasme, l’œil luisant, comme illuminé. Ses mots sont simples et il s’exprime plutôt calmement : « Vladimir Poutine, c’est Dieu qui nous l’a envoyé. Je le sens engagé et dévoué à son pays. Il a permis d’éviter des effusions de sang en Crimée et a sauvé la population. S’il n’avait pas été là, Sébastopol aurait été mis à sac par l’extrême droite ukrainienne. » Et de poursuivre, ironique : « Je remercie le président Obama pour la reconnaissance de mon travail et de mon attitude. » Le biker, dont le regard se perd souvent dans le lointain, décrit le président russe comme un sauveur, et la prise de la Crimée comme la réalisation d’un rêve. « Je suis né à Sébastopol. Ma mère y était médecin sur la base militaire. Pour moi, ça a toujours été le même territoire et un seul pays. Quand j’ai fini mes études, dans les années 1990, le pays était en ruine. Eltsine et son gang avaient signé cette convention criminelle de démembrement de l’URSS. Ces six dernières années, j’ai milité pour retrouver Sébastopol. » Puis son regard s’assombrit et le motard hausse la voix : « Aujourd’hui, je suis sous sanction américaine. Pourquoi ? Parce que j’ai mes convictions, parce que nous avons lutté pour la liberté. Je n’ai tué personne. Je n’ai volé personne. Voilà un bel exemple de démocratie ! »
L’amitié entre les Loups et Poutine ne date pas d’hier
Au milieu du restaurant, une carte de la grande Russie rappelle les chemins empruntés par la bande, à travers la Russie et l’est de l’Europe. Elle est signée de Vladimir Poutine. « Il est venu ici en 2009 et nous a laissé cette carte. C’est notre feuille de route. Nous l’avons collée au mur pour nous en souvenir », précise Alexander Benush, le vice-président. L’amitié entre les Loups de la nuit et le président ne date pas de la prise de la Crimée. Il y a quelques années, on l’avait vu, viril, sillonner les routes aux côtés des motards sur une Harley-Davidson trois roues, pour sa sécurité. En 2012, on raconte qu’il était même arrivé en retard à un meeting avec l’ancien président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, à cause d’une de leurs petites escapades.
Depuis, Khirourg et son club se sentent investis d’une mission quasi divine : défendre la patrie. Ce sont les piliers de l’anti-Maïdan, ce mouvement contre la révolution en Ukraine, et globalement contre toute manifestation d’opposition en Russie. Ils organisent des rassemblements, célèbrent les victoires russes. Pour expliquer cette mobilisation, le Chirurgien accuse : « Kiev était la ville des héros et maintenant, avec tous ces mouvements nazis, c’est pire qu’un cauchemar. Tout cela découle de vingt-trois ans d’éducation par nos ennemis [l’Ouest et notamment les Etats-Unis, ndlr]. Nous ne voulons pas que cela arrive chez nous. Nous devons éduquer nos enfants. Et nous n’oublierons pas non plus ni Odessa ni Marioupol, qui sont des villes russes [situées en Ukraine sur les côtes de la mer Noire] », avertit Alexander Zaldostanov dans son garage, le bras accoudé sur la truffe d’un loup géant en métal. « Nous sommes restés un mouvement de bikers et de protestation. Mais à présent, ce n’est pas à notre pays que nous nous adressons mais au monde entier. » De son côté, son acolyte, Alexander Benush, confirme : « Khirourg n’a pas d’autre vie que le club et il l’a associé au devenir de la Russie. »
Les Loups organisent des shows saturés de patriotisme, grâce à d’importantes subventions de l’Etat
Pour contrer les valeurs occidentales, les loups de la nuit organisent des shows saturés de patriotisme, grâce à d’importantes subventions d’Etat. Ils ont eu lieu à Kaliningrad ou à Sébastopol, deux territoires stratégiques aux yeux de Moscou. Dans un univers métalleux, souvent nostalgique de l’URSS, on y voit des animaux furieux cracher du feu, des dragons et des loups illuminés de rouge, une main menaçante – celle de l’Otan – peser au-dessus des populations, et la statue de la Liberté battue par les héros traditionnels russes, des moujiks, ces petites gens ordinaires. Tous ces scénarios sont imaginés par le Chirurgien lui-même. Puis les membres travaillent à la scénographie. « Nous prenons des idées populaires et nous nous inspirons des événements qui se déroulent en Russie. Mais nous essayons toujours de le faire avec humour, les Américains représentés avec du Coca et des hamburgers… » Autre activité, le club et ses colonnes de motards convoient le drapeau russe à travers le pays. Récemment il a ouvert des branches en région, dans le Caucase, en Tchétchénie et au Daguestan, notamment grâce au soutien du président tchétchène, Ramzan Kadyrov. Il y a peu, Khirourg était invité au Tatarstan pour parler avec le gouverneur de l’éducation des jeunes.
Pourtant il fut un temps où les Loups de la nuit n’avaient rien de politique. Au départ, dans les années 1980, c’était un club de moto, masculin et rebelle. Après quelques années d’exercice, l’ancien chirurgien dentaire décide de vivre de sa passion, la moto. Puis il rencontre une journaliste allemande et s’installe à Berlin. C’est dans les années 1990 qu’il revient à Moscou et fonde Sexton et les Loups de la nuit. A cette époque d’anarchie, Vladimir Jirinovski, le député russe ultranationaliste et xénophobe, et le vice-président Dmitri Rogozine viennent profiter des nuits chaudes du Sexton. Mais Alexander Zaldostanov n’est pas très bavard sur cette période trouble, et préfère, de loin, parler grosses cylindrées. « Dans les années 1990, la plus belle partie de ma vie se déroulait la nuit. J’avais une Jawa, un modèle tchèque, et j’étais plus content que d’en posséder sept, comme à présent. »
Le club acquiert le soutien de l’Eglise orthodoxe et du patriarche Cyrille, qui bénit sa horde de motards
Le grand tournant date de 2008, l’année de sa conversion à l’orthodoxie. Depuis, le motard est habité de la ferveur des convertis. Au passage, il acquiert le soutien de l’Eglise orthodoxe, très puissante en Russie, et du patriarche Cyrille, qui bénit régulièrement sa horde de motards tout de cuir vêtus. « Ces six dernières années m’ont beaucoup changé. Nous avons un but, à présent. Je suis un homme heureux », raconte le Chirurgien. Pourtant, avec leur culture de l’intimidation souvent violente, les Loups de la nuit restent bien un gang de bikers. En 2012, en plein conflit avec un autre club, un de ses membres a d’ailleurs été tué par balle. Une publicité dont Khirourg se serait passé… A 70 kilomètres de Moscou, le club de Serguiev-Posad témoigne de cette foi nouvelle. Célèbre pour son monastère de la Trinité-Saint-Serge, cette ville de 115 000 habitants – Zagorsk durant l’ère soviétique en hommage au compagnon de Lénine Vladimir Zagorski – est considérée comme le cœur de l’orthodoxie russe. Depuis peu, les Loups – qui se développent en région – s’y sont installés. Une implantation stratégique pour répandre la bonne nouvelle et se refaire une sainteté.
Le club y réunit une quinzaine de membres, dont quatre moines qui font sa fierté et chevauchent leur moto en tenue de pope et veste en cuir. Très religieux, Alexey Weitz est le chef de la bande. Cet ancien pilote de l’air, diplômé en cinéma, est aussi passionné d’histoire russe et fasciné par les personnages de moines soldats. « Ici, chez les Loups de la nuit, j’ai rencontré mes anciens compagnons de l’armée. Je leur ai demandé pourquoi ils étaient là. Ils m’ont répondu que le service militaire leur manquait, que les pantoufles devant la télé, ce n’était pas leur truc. » Il rigole. Avec sa barbe imposante, ses cheveux longs, il va célébrer la messe de Pâques. Ensuite, ils sillonneront bruyamment la ville sacrée en colonne, escortés par la police, pour amener le feu sacré jusqu’à l’église, le drapeau rouge et noir des Loups de la nuit flottant au vent. Au pied du monastère, la horde de motards remettra la flamme au pope, sous les remerciements des grands-mères, puis ira rejoindre l’autel, pour s’y signer à genoux.
« Nous faisons de la moto, nous tirons, nous nous battons et nous buvons du thé »
Mais ces motards ne font pas qu’aller à la messe le dimanche. Ils apprennent également à manier les armes et revisitent l’histoire au fil de leurs discussions. « Notre génération est née dans les années 1960. Nous avons toujours connu la guerre : l’Afghanistan, la Tchétchénie, deux fois. Nous avons vu l’athéisme, le collectivisme, les expérimentations politiques, scientifiques. La Russie a survécu, car elle est comme une arche de Noé. A la moindre pression extérieure, nous savons nous mobiliser et résister », poursuit Alexey Weitz. « Ainsi nous avons plusieurs buts dans le club : le développement spirituel, les arts martiaux, et nous apprenons aussi à viser. En résumé, nous faisons de la moto, nous tirons, nous nous battons et nous buvons du thé. » Chez les Loups de la nuit – qui réunirait 5 000 membres – il n’y a pas de gringalets et les biceps sont épais comme des cuisses. Les femmes ne sont pas acceptées, les enfants restent à la maison. La plupart sont d’anciens militaires ou policiers, voire des agents des renseignements du FSB. « On ne vient pas vraiment chez les Loups de la nuit. On nous y appelle », détaille Alexander, bientôt la quarantaine et nouvelle recrue.
L’informaticien plutôt baraqué précise qu’il parle en son nom et pas en celui du club, car le code de conduite, tenu secret, le défend. « Cela prend environ cinq ans pour devenir membre. Il faut participer à la vie quotidienne. Nous partons ainsi un mois monter le show patriotique en Crimée. Mais la règle première, c’est le respect de la hiérarchie », souligne-t-il, avant d’essayer de nuancer le discours politique. « Le club s’est politisé car la société russe s’est divisée : qui est pour Poutine, qui est contre. Certains sont partis combattre en Ukraine par conviction. Mais personne ne souhaite l’escalade du conflit. Nos motos sont souvent de marques européennes ; les sanctions économiques rendent les pièces plus difficiles à trouver. » Politisé ou pas, sur son tee-shirt flotte le drapeau de la République autonome de Donetsk…
De son côté, épinglé de ses broches patriotiques, Alexander Zaldostanov a le culte de la nation, encore plus quand il rapporte de l’argent. Parallèlement aux activités commerciales du Sexton et du club – vente de pièces, de motos, organisation de spectacles – avec ses partenaires, il a développé un vaste réseau de sociétés de sécurité, doté d’une centaine de branches. L’entreprise The Wolf est installée partout en Russie et représente des milliers d’hommes, avec permis de port d’arme. Sur leur site Internet, on peut lire qu’en Crimée, grâce à une licence du gouvernement, ils sont les seuls à pouvoir travailler. Comme à Bakhtchissaraï, une ville de 30 000 habitants, où ils ont signé un contrat avec le maire pour garantir la sécurité et l’ordre public.
Ce soir-là, au Sexton, le maire de Sébastopol, Sergueï Meniaylo, ancien commandant adjoint de la flotte de la mer Noire, dîne avec son ami. Au fil de la soirée, les toasts à la vodka fusent. Khirourg relativise. Les sanctions, après tout, lui importent peu. « A quoi bon ? Mes chemins préférés sont en Crimée. Je ne voyage jamais en dehors de la Russie. »
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Source:MSN Belgique – Hotmail, Outlook, Skype, actualité, photos et vidéos