A tel point que le musée du Quai Branly lui consacre une exposition en 2015 « Tatoueurs, tatoués » dont le tatoueur Tin-Tin est le conseiller artistique. La star des pros parisiens, marqueur des stars et président du Syndicat national des artistes tatoueurs, voit cette démocratisation d’un bon œil : « On ne va pas se plaindre, on s’est assez battu pour. » Mais cette banalisation défrise ses clients les plus puristes. Il y a trente ans, seuls quinze ou vingt tatoueurs exerçaient en France, essentiellement dans les ports et les quartiers chauds des grandes villes. Ils sont aujourd’hui quatre mille, ayant pignon sur rue.
Tatouage, le corps a la parole
« La profondeur de la peau est inépuisable à fabriquer de l’identité », explique David Le Breton. Se faire tatouer a pris tant d’ampleur qu’on oublierait presque que marquer son corps de façon indélébile n’est pas anodin. Pour l’anthropologue, c’est bien dans le caractère définitif du tatouage qu’il faut chercher les clés de son succès.
Nous vivons dans ce monde caractérisé par l’obsolescence : le lien conjugal, familial, devient précaire, le lien professionnel également. La seule chose qu’il nous reste, c’est notre corps. Nous sommes sûrs de vieillir avec lui, alors que nous sommes loin de savoir si nous allons finir nos jours avec la personne que nous aimons. Le corps devient notre seul lieu de certitude, le lieu de notre souveraineté. En le bricolant, on a le sentiment de toucher à quelque chose de son existence.
Ce corps qui nous est donné, nous pouvons l’affamer, le gaver, le transformer, le maîtriser, le dominer ou le négliger. Nous pouvons changer ses contours, son genre… « Dans notre société postmoderne, c’est cette cohabitation d’une multitude de formes corporelles qui satisfait notre besoin d’étrange et de sauvagerie », écrit Gilles Boëtsch dans l’ouvrage collectif « La peau, enjeu de société » (éd. CNRS). Libre à nous de choisir ce que nous disons de nous avec notre peau. Et le tatouage, modification autant qu’affirmation de soi, est une prise de parole. Une psychologie qui détermine la recherche d’idée de tatouage.
Une identité « fake » pour les adeptes historiques, qui voient dans le boom des tatouages à la chaîne le symptôme d’une frénésie consumériste dépourvue de sens. Pourtant, la douleur éprouvée lorsque l’aiguille électrique vous perce la peau n’a vraiment rien de fake. Comme pour payer leur tribut à la communauté des « vrais », les nouveaux tatoués évoquent l’épreuve avec des étoiles dans les yeux : « Ça fait mal, mais c’est bon. Presque addictif », affirme Maia, qui exhibe le long de sa jambe une grande frise de fleurs et d’oiseaux. Un pur plaisir, comparé à l’épreuve que s’est infligée la chanteuse Rihanna : se faire encrer la main, en Nouvelle-Zélande, selon la méthode traditionnelle maorie, le Ta moko, qui utilise un maillet et une pointe afin d’incorporer les pigments. Un moyen, pour la chanteuse de R’n’B aux quarante-six millions d’albums vendus, de redonner du sens à une pratique dévoyée ?
Le tatouage comme signe de liberté
Comme le souligne David Le Breton, ce n’est pas un hasard si les détenus se tatouent : leur corps est le seul lieu que l’administration pénitentiaire ne possède pas. Mais nous qui pouvons circuler librement sommes aussi soumis à une série de lois et codes qui régissent nos comportements : décider d’inscrire un motif sur son corps, choisir quelle partie on encrera, est vécu par beaucoup comme un acte de liberté. « Une liberté très contrôlée », souligne l’anthropologue. Il n’empêche : les tatouages signes de l’infini, étoiles, dauphins et hirondelles fleurissent nos épaules, nos chevilles, et nous sommes sûres d’être les seules à avoir ce tatouage-là à cet endroit.
Dans une société du spectacle, du look, de l’image, notre apparence nous permet d’être immédiatement identifiés, reconnus. Le tatouage est une mise en scène de soi dans le grand théâtre de la vie sociale
poursuit le chercheur.
Mais finalement, il l’a toujours été : le gars de la marine qui, dans les années 50, arborait tatouage ancre et vahiné sur ses avant-bras et biceps, disait le baroud en mer et la virilité. Ses amours, aussi. Sommes-nous si loin de ce marin quand nous gravons sur notre corps le nom d’un être cher ou un symbole qui n’a de sens qu’à nos yeux, à un moment particulier de notre vie ? Une autofiction, une mythologie personnelle, façon de dire, dans une société ultra-concurrentielle : « Je » n’est pas un autre. » Et aussi un moyen de s’inscrire dans la compétition, sur le « grand marché à la bonne meuf », comme dirait Virginie Despentes. L’apparition, dans les années 90, des tatouages et piercings sur le corps des actrices pornos n’a fait qu’entretenir le caractère traditionnellement sulfureux de cet attribut.
Le tatouage, ultime accessoire ?
Tel un bijou de peau, le tattoo est devenu un symbole du luxe et du glamour, comme le porno chic l’était dans les années 2000. « Il y a une recrudescence du tatouage chez les mannequins, confirme Léna, bookeuse chez Elite. Des tatouages discrets qui n’empêcheront jamais une fille de travailler. » Voire deviendront un atout. En affichant, en couverture de « Lui », les deux hirondelles tatouées par le peintre Lucian Freud au bas de son dos, Kate Moss fait officiellement gagner ses galons chics et sexy au body art. Et propulse le dessin à l’encre au rang d’œuvre d’art.
Définitivement sortie du ghetto, le tatouage autrefois réservé aux bad boys fait fureur chez les it-girls. Avec un glissement certain du sens. Pour les tatoués, les vrais, le principe d’éternité est inhérent au tatouage. Aujourd’hui, les consultations des cabinets pour effacer un tatouage ne désemplissent pas, malgré le coût et la durée des séances d’effacement. Au Centre Laser Sorbonne, à Paris, environ mille actes de dé-tatouage sont pratiqués chaque année, dont beaucoup quelques jours seulement après l’encrage. Certains motifs, notamment ceux réalisés avec des encres orange ou rouge, sont longs à effacer et ne disparaissent pas complètement. La mémoire de la peau est plus forte que notre instabilité.
« Ce n’est pas comme étaler de la peinture sur une toile, avertit Tin-Tin. Une toile n’a pas mal, elle n’a pas de microbes, on ne fait pas de trous dedans. Un bon professionnel doit savoir prendre des précautions avec le corps humain. » La star des tatoueurs regarde avec consternation les innovations : encre effaçable (InfinitInk) aux États-Unis, tatouage à l’encre blanche, tatouage éphémère lancé par des marques de cosmétique. Le scandale et la révolte recyclés au blender du marketing de masse… On assiste à l’émergence d’une contradiction absolue : le faux-vrai tatouage.
Dans la saison 2 de la série télévisée « House of Cards », la sénatrice Jackie Sharp va se faire tatouer le flanc en toute discrétion. Seul son amant a accès à cette part d’elle-même. Au sommet de l’intégration sociale, cette femme politique inflexible sort des clous en cachette. Et si la dimension subversive du tatouage reprenait tout son sens quand il est soustrait au regard du tout-venant ?
Source Article from http://www.marieclaire.fr/,tatouage-tout-sur-le-tattoo,790711.asp
Source : Marie Claire : Beauté